Olivier Kaeppelin

En chaque chose un destin de peinture

2025

La première sensation est celle de la respiration. Les surfaces colorées, les lignes, les gestes brassés s’échappent des lieux qui les retiennent. Ils se libèrent et nous invitent à cette liberté faite de rythmes, de contre-rythmes, de tracés et de disparition. Sans doute y a-t-il eu d’abord une clôture comme celle d’un châssis ou d’une parcelle, peut-être d’une maîtrise, d’un métier, d’une construction droite, acceptés puis abandonnés pour l’enivrement, la vitalité de l’espace. Plus que le blanc qui baigne, qui berce ou interrompt les formes, c’est l’air que je ressens, que je respire. Il nous porte en permanence, parfois en surplomb, sur des figures qui sont, peut-être des champs, des rives où s’alignent, se font et se défont ce qui a été ensemencé. S’agit-il de végétations, de pépinières, de forêts ? S’agit-il de paysage pour le regardeur que je suis, qui, grâce à Olivier Marty, devient un oiseau à qui il donne des ailes pour explorer des points de vue, des taches de couleurs, jusqu’à disparaître dans une trouée claire, qu’il abandonne pour resurgir dans un bleu dont je ne peux décider s’il est un ciel, un tissu spirituel ou un bain sensuel de peinture?

Dans l’œuvre d’Olivier Marty, nous ne cessons d’éprouver des optiques et des mouvements contraires. Il nous livre à la vibration d’un vol qui est celui de notre perception, nos regards avançant de toute part sur la toile. Ils nous entraînent, en une bascule, vers les vertiges de hors-champs au-delà du cadre. Élastiques, ils nous ramènent, cependant, au centre, vers des surfaces sans profondeur, des matières composées de géométries discrètes et de cadences légères. Ils manifestent une écriture, proche de celle de Pierrette Bloch ou de Robert Groborne qui nous fait éprouver le labour de la terre, un remuement spatial mais cette fois au sol, projetant le proche dans le lointain.

Ce va-et-vient est un jeu où « je vois… je ne vois plus… je vois à nouveau… » dans un souffle pressenti puis vécu à travers le vent. Celui des instruments de musique ou des machines suspendues, comme les planeurs, les « deltas », les tissus dans le ciel.

Olivier Marty est « peintre-architecte » et ainsi nous emporte dans un paysage, à qui il confère la magie d’être habité et abandonné, vu et imaginé, formel et virtuel, termes qui, chez lui, sont indissociables. S’il peint les figures du discernable, ce ne sont pas celles dont nous héritons chaque jour, grâce à la réalité. Il ne la peint pas, il peint le réel. Il nous l’offre avec une joie mobile, accompagnée des étonnements de l’ubiquité, de l’alégresse d’être ici ou là, comme chez le peintre Albert Rafols-Casamada, à l’affut, grâce aux sensations picturales les plus subtiles.

Olivier Marty dessine, peint « à l’extérieur » sur du papier ou des toiles de petits formats. Il observe, mais en observant il vit déjà les glissements, les passages de l’atelier, du motif vers les formes picturales. Dès le premier regard, la peinture est, chez lui, présente comme sujet, sujet plus essentiel que l’objet de son regard. C’est cette mutation, ce « trajet » qu’il nous donne à voir par une métamorphose de l’un dans l’autre. Cette opération vitale lui donne le désir de peindre. Plus que la manifestation pure de la couleur, des pouvoirs de l’abstraction, comme chez certains artistes de sa génération : Jean-François Maurige, Claude Tétot, Stéphane Bordarier, son économie est celle d’un peintre qui est profondément au cœur de cette expérience de conversion. Elle est l’identité de son œuvre. Je le soupçonne ainsi de ne s’intéresser au paysage, aux choses, aux êtres que s’il les comprend d’abord comme ayant un destin de peinture. Grâce à lui, il les interprète et se les approprie. Ils prennent sens loin de leur fonction ou destination.

En suivant cette piste, je constate que la nature, l’arbre, les champs, l’architecture, la carte, le plan, la rivière, la mer, le minéral et l’animal sont bien ce qu’ils sont mais sont, d’abord, des êtres qui, comme dans les contes, sont destinés à se transformer, en peinture à toute heure. Ils suscitent notre attention parce qu’ils sont susceptibles d’être peints, c’est-à-dire pensés, engendrés, par le créateur, attendant ainsi leur vraie nature. Ne confie-t-il pas : « La peinture a toujours été en plein milieu de mon travail. Ça va continuer : la peinture au milieu avec des nourritures périphériques piochées dans l’expérience […] »[1]

Il s’agit donc bien d’une respiration qui n’est plus celle d’un seul mais un chant général, une « pluie musicale ». Non pas celle de chorus ou de codas mais celle d’un moment de libre improvisation comme il en est dans le jazz, celui d’un Chet Baker « I talk to the trees » ou de Paul Bley, Jimmy Giuffre et Steve Swallow « Flight », « Landscape » de Lino Brotto.

La liberté de peindre d’Olivier Marty a pour compagne la liberté d’élaboration de ces musiques. Musique contemporaine ou classique que l’on retrouve dans ces vidéos où le montage, les mixages des sons et des gestes créent de singuliers écarts, des surprises au service du rythme affranchi qu’il cherche dans sa peinture. Sa pensée sensible, ses émotions, ses déambulations mentales sont animées par une forme de grâce avec laquelle il entre et habite le paysage où nous entrons à sa suite.
 

Olivier Kaeppelin.

 
[1] In La proximité des choses, Entretiens avec Bruno-Pascal Lajoinie, p.47, En aparté – LE DOMAINE PERDU, 2011.


Ce texte a été écrit en décembre 2024 pour le catalogue de l'expsition "... m"étant égaré en chemin", tenue à l'Espace d'art contemporain Camille Lambert de Juvisy-sur-Orge en janvier et février 2025.